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Du haut du pont
En ce temps-là, encore, on pouvait s'arrêter sur le pont, pêcher du haut du tablier, contre les piles. On s'appuyait au garde-fou, à la grosse colonne de fonte creuse. On y grillait en plein soleil. L'air sentait le crottin sec, et aussi le goudron qui enduisait les poutres et que la grande chaleur gonflait de vétioles pustuleuses, collantes aux mains et aux vêtements.
De là-haut, les regards vont loin. Ils ont, ainsi dardés à pic, une acuité qui transperce la mouille, jusqu'au fond sablonneux où de grosses pierres s'égaillent.
Au printemps, à l'automne, des crues passent. La Loire est jaune, énorme et rapide. Le courant glisse d'un flux égal, d'un bloc fluide entre les berges diminuées. Lorsqu'on se penche vers l'amont, le ventre de chaque pile avance dans l'eau comme une étrave, la divise en bourrelets luisants. Et peu à peu le pont s'ébranle avec une douceur insensible, et remonte, accélérant son glissement balancé. Les câbles qui le suspendent oscillent dans le vent pluvieux, s'entrecroisent et bougent sur les nuées, noirs agrès. On n'a plus au-dessous de soi que la fuite de l'eau jaune, son long flot monotone et toujours dépassé, plus rien que ce voyage sans rives et qui ne s'achèvera jamais.
Les paupières battent d'un seul clin, tout s'arrête. Le pont se piète sur ses piles, les implante dans la grève profonde, s'immobilise sur son quadruple socle en un point de la Loire éternelle. Il y aura toujours, vers le nord, ces maisons rangées au bord du quai, en avant d'elles ces peupliers au fût doré, arrondissant par-dessus les toits leurs cimes mauves sur le ciel blanc; vers le sud cette route en chaussée qui doucement s'incline sur le val, et coule par les champs plats jusqu'à la levée, là-bas.
Contre les piles têtues l'eau s'acharne sans sursauts, avec une violence placide. Cela fait une large rumeur, dans l'air mouillé un écroulement frais. Toujours menant son assaut régulier, toujours vaincue dans son passage sans retour, l'eau s'arrête à l'aval des piles, elle clame avant de repartir on ne sait quelle défaite furieuse et résignée. Ce sont des spires tourmentées, parfois puissantes et tordues de révolte, parfois traînant une longue mollesse d'abandon; des surgeons qui se gonflent et montent, qui crèvent dans un lourd éboulement, une fièvre épaisse, une sorte de mauvais délire – et puis lentement s'étalent, glacis d'huile ou de grasse argile, peut-être jaunes, peut-être bruns, couleur de lumière blême au reflet du ciel froid.
Alors on jette dans l'eau une ligne amorcée d'une couenne, d'un croûton de gruyère, d'une tripe de poulet. Il faut une forte plume pour tenir aux violences du remous. Entraînée, culbutante, elle oscille, elle plonge, tourbillonne et bondit. Dans cette confusion agitée, tachez de reconnaître l'à-coup d'une touche vivante, l'attaque d'un chevesne au passage. On soulève le fil, on va ferrer, quand la plume enfoncée remonte d'elle-même et flotte en léger tournoiement. Ah! cette fois, c'en est un! On ferre; et c'est à peine un choc, un vol vers la surface, à travers l'eau qui cède et fuit, d'une petite tache blanchâtre: l'appât détaché de l'hameçon, qui dérive, s'enfonce, disparaît...
Est-ce que c'en est un, cette fois-ci? On se méfie, on attend d'être sûr. C'est assommant de remonter à vide, depuis le fleuve jusqu'au pont, cette ligne qui n'en finit pas. «Hé! oui, remous farceur, tu peux promener ma plume, l'entraîner d'un coup vif comme si un chevesne y mordait. Je connais ça, tu ne m'y reprendras plus. Pourtant, pourtant... peut-on jamais savoir? Bah! tant pis, je ferre quand même. » Et je ferre trop tard, je sens le coup de queue de la bête qui s'évade, la torsion de son corps en fuite. Et je peste, et je jure, et je me promets à moi-même... Au fait, qu'est-ce que je me promets? Je veux ne me promettre rien. Je pêche. De mes yeux attentifs, de mes bras en alerte, de mon instinct et de mes souvenirs, je guette, je pêche du mieux qu'il m'est possible.
Et cette fois, c'est une touche, et j'en suis sûr, et j'ai déjà ferré. Vive moi! J'avais bien vu! La ligne s'est tendue sèchement, j'ai piqué dur, comme dans un bloc de pierre. Et je le tiens, ce chevesne-là, superbe. Je le domine du haut du pont, déjà dardé en plein courant, en attendant l'instant de le voir pendre, inerte, au bout du fil, monter comme un colis vers mes mains qui le halent, et croient déjà toucher sa forme pantelante et glacée.
L'été, la Loire est basse entre ses vastes grèves. Toute l'eau de Loire s'en est allée, roulant des sables vers la mer. Depuis longtemps elle ne coule presque plus. Et cependant elle baisse toujours. Tout ce sable qu'elle entraînait, le voilà qui s'arrête, qui se dénude par larges bancs, laissant voir des andains parallèles comme sur une prairie fauchée. Une prairie moite encore, aux creux d'un vert marécageux, mais qui sèche et se dore, et se brûle au soleil, poudreuse, dévorée de lumière, tremblante sous la vibration torride de l'espace.
Même aux places où l'eau rôde encore, on sent sous sa langueur glissante la grève immense qui la boit. A travers un glacis bleuâtre elle transparaît, rosissante. Elle pousse vers la lumière de minces langues couleur de flamme. Il ne reste plus guère, entre les rives où crissent sous de fauves chardons les sauterelles ivres de chaleur, parmi les étendues de sable désertiques, qu'un chenal épuisé qui sinue et se traîne, çà et là des mouilles endormies, plus vertes que des mares, d'un étrange vert acide où fermentent des mousses, où des algues emmêlent un épais nonchaloir, où des bulles montent des profondeurs en efflorescences opalines, mollement balancées dans cette touffeur tiède et verte, dans cette gelée gonflée d'une millénaire fécondité.
Au pied des piles, vers l'aval, le sable étire des promontoires exigus. De chaque côté, sous des touffes de rouches, le socle de la pile laisse plonger dans la mouille un éboulis de pierres blanches. On les distingue jusqu'au fond, échouées sur la grève, les plus lointaines chevelues d'algues, feutrées de mousses gluantes à l'œil. Et des ombres les frôlent, des reins noirâtres, des ventres qui se traînent, des flancs écailleux qui blanchoient.
Partout, autour des piles, le peuple des poissons tourne et flâne. Dans le courant léger qui frise vers l'amont, de petits chevesnes frétillent, la queue droite et le nez tendu; des ablettes fines volettent, bleuâtres; des barbillons basculent, montrant leurs lèvres grasses, palpant de leurs nageoires l'échine rugueuse des pierrailles. Quelquefois, au plus creux des mouilles, une lourde forme bouge et trahit sa présence. Un brochet? Une carpe? Elle est lourde et massive : c'est une carpe. Et des perches chaloupent au ras des enrochements, tigrées de raies que l'on distingue toutes, leur nageoire dorsale dentelant ses pointes acérées; devant elles, le fretin éperdu s'éparpille et crible la surface d'un éventail de pluie. Bleuâtres comme les ablettes, des brèmes coulent sur le sable, dérivent en chœur, dénouent, renouent leur paisible cohorte. Et çà et là, immobiles à fleur d'eau, des chevesnes se chauffent au soleil, le nez toujours guetteur, la gueule prête à s'ouvrir, happant l'insecte las qui reploie ses ailes et qui tombe.
Pour ces chevesnes aussi, la mouche artificielle viendra se poser sur le fleuve. S'ils ne vous ont pas vu, pêcheur, si vous êtes bien caché derrière la colonne de fonte, si votre gaule en s'inclinant n'accroche à ses facettes vernies nulle étincelle de soleil, ils avaleront la mouche à l'instant de sa chute; vous les piquerez, touché d'un térébrant plaisir à vous si bien voir les piquer. Mais ne ferrez pas trop fort, camarade: une secousse très légère et très souple. C'en est assez déjà pour qu'à la blessure du ferrage le chevesne bondisse hors de l'eau. S'il a bondi trop haut, et s'il est lourd, en retombant il rompra le bas de ligne. Gare à votre poignet, pêcheur. Pas trop sec, pas trop raide... Gare à vos nerfs.
Du haut du pont vous dominez le poisson accroché, ses soubresauts, ses plongeons obliques, et jusqu'à ses velléités : à coup sûr, il vous appartient. Ce fil démesuré l'accable; cette résistance longue et vers lui tombée de si loin l'épuise et l'anéantit. Il s'est laissé couler vers l'aval; vous le remontez comme une loque, traînant à plat, ou balancé par un léger roulis. Sa tête émerge, son corps renflé. Juste au-dessous du parapet, sa queue a frôlé l'eau d'un dernier effleurement, et l'a quittée. Maintenant il pend au bout de la ligne verticale. Il n'a pas un mouvement; il se laisse pendre, hébété, les nageoires étalées, fleurs rouges que le vent de la Loire ne fait même plus frissonner.
Vous le halez d'une main à l'autre main, en un double geste alterné, sans secousse. Il monte, il touche déjà le tablier. Attention! Il va le voir! Cette ombre dure, ces croisillons de poutrelles noires vont le convulser d'épouvante. N'attendez pas cette danse frénétique, pour vous bien plus scabreuse que ses efforts en plein courant. C'est une danse sèche et que rien ne soutient, dont chaque tressaut appuie, sur chaque nœud du bas de ligne, tout le poids de la bête suspendue. Sous votre visage incliné, sous vos mains désormais impuissantes, le drame se joue, se précipite : est-ce le bas de ligne qui cédera? Est-ce la lèvre du chevesne? Il la déchire, la mutile et l'arrache... Les yeux ronds, vous le regardez qui s'en va, qui tombe à pic et plonge dans une éclaboussure. A votre hameçon demeure un tout petit lambeau de chair, une miette de peau molle et nacrée collée au croc de l'ardillon.
Mais vous êtes adroit; vous savez. Au terme de la longue ascension, vos mains s'arrêtent, circonspectes. Doucement elles balancent le poisson : un peu plus fort, plus fort encore, sans un à-coup. Et du bras, de l'épaule, de tout le buste redressé, vous le soulevez enfin au cours d'un orbe qui se prolonge, s'infléchit brusquement au ras du garde-fou, le double, et vient mourir en chute sur les planches du tablier. Alors il peut sauter, danser, battre les planches de sa queue : saute, poisson, dans la poussière et le crottin. Te ramasser, te décrocher, te glisser dans le panier d'osier, c'est déjà fait.
Bailleul, du haut du pont, a regardé voler ses mouches grises et noires, et les chevesnes gober ses mouches. Sur les pierrailles, au fond des mouilles, il a « dandiné » par saccades le mince poisson d'étain brillant. A chaque coup de son poignet, le leurre filait dans l'eau ensoleillée, la tranchait comme une lame aiguë. Il pouvait voir d'entre les pierres bondir la perche qui l'attaquait. Ah! ces perches dédaigneuses et voraces, imprenables ou qui s'offrent d'elles-mêmes, d'un élan qui semble un suicide! A cette heure, le ver de terre ne vaut rien, ni le poisson d'étain, ni le vif. Changez l'appât, cherchez, tentez-les : vous y perdrez votre temps et vos peines. A cette heure, c'est le ver, et lui seul. A cette heure, le poisson d'étain. Et maintenant n'importe quoi, même la sonde ternie que vous plongez dans l'eau pour mesurer la hauteur de la mouille, et qu'elles gobent, aveugles et féroces.
Elles aiment les bourrasques de vent qui courent sur une Loire livide, les nuées bleues d'orage qui la plombent, les queues de pluie fumantes qui traînent d'ouest en est. Les aiment-elles, ou les soleils des pleins midis, ou la douce transparence des crépuscules qui s'attardent ? Elles vont, fantasques, autour des piles, apparues, disparues, solitaires; et même quand elles se suivent ou se croisent, elles demeurent seules, elles s'ignorent, elles frôlent l'une à l'autre leurs indifférences ennemies.
Du haut du pont, aux basses eaux de septembre, on voit souvent onduler sur le sable une théorie de barbillons. Proche de la culée, la mouille est très profonde; mais elle est si limpide qu'on distingue sous son épaisseur tous les barbillons rapprochés, toutes leurs ombres parallèles. On laisse couler vers eux une ligne sans flotteur, amorcée d'un grillon, lestée d'une olive de plomb. Et l'on attend, sans voir, en soutenant le fil.
Il vibre au glissement de l'eau; par instants on croirait qu'il ronfle. Ce n'est que l'eau bougeuse au long du bas de ligne, le frottement de l'olive sur le sable... Mais ceci ? Dans le poignet un frôlement passe, une sorte de chatouillement furtif. Plus rien... Le chatouillement reprend, insiste; et tout à coup, du fond de la mouille lointaine à la main qui serre le bambou, un spasme monte, une poussée vivante, à la fois nerveuse et molle. C'est tellement net, tellement immédiat que cela vous trouble étrangement. On croirait que le barbillon vient prendre le grillon au creux de votre paume, et qu'il appuie sur elle le bourrelet charnu de ses lèvres. Il avale l'appât, il l'entraîne; tout le fil se déplace, coulisse dans l'olive percée... A moi, je ferre! Et je le tiens.
La lutte est longue, brutale mais sans imprévu. Le barbillon est aussi « bête » qu'il est robuste. Pas de crochets, pas de feintes: toujours le même plongeon violent, le nez piquant droit vers le fond. Il n'est qu'à s'y attendre, à savoir céder à propos, autant de fois qu'il le faudra. Si la prise est trop lourde, on n'essaiera même pas de la haler depuis le fleuve. On la laissera baigner dans l'eau, soutenue par un courant léger; on la remorquera vers les pierres de la rive, où l'ami Jeanneret, prudemment, la soulèvera dans l'épuisette.
En ce temps-là, encore, on pouvait pêcher du haut du pont. Il paraît qu'aujourd'hui les lignes des pêcheurs effraient dangereusement les chevaux, et aussi les automobiles. Bailleul avait une ligne au poing: ainsi, sans apparence d'être fou, pouvait-il demeurer des heures penché parmi les câbles noirs, le ventre à demi écrasé sur la grosse poutre du parapet. Entre les câbles, des araignées velues écartelaient au cœur de leur filet huit longues pattes translucides. Quand Bailleul relevait le buste, le drap de sa vareuse avait marqué sa trame dans le goudron amolli de chaleur.
Le pêcheur était là, entre le ciel et l'eau. Il pouvait être bientôt midi. Les colonnes de fonte creuse n'avaient plus d'ombre. Eclairées de partout, elles étaient plates comme des portants de toile ou de carton, elles ondulaient, avec l'espace flamboyant, vers le soleil immobile au zénith. La lumière, fil à plomb, vous tombait sur le crâne. On ne voyait plus le soleil, si parfaitement au centre du ciel, si mimétiquement lui-même qu'en vérité il avait disparu.
Un dernier tombereau passait, chargé de sable ou de cailloux. Le tablier se creusait sous les roues, se relevait aussitôt derrière elles. Un grincement cahoté accompagnait à contretemps le pas de la rosse d'attelage; elle avait des sabots ferrés plus larges que des plats, plus lourds que des boulets de forçat. Dans la nacelle suspendue sous le pont, un calfat invisible donnait sur une dernière pointe un dernier coup de marteau. Une goutte de goudron fondu, la dernière, tombait sur l'eau, y étalait une lente pellicule irisée. Midi sonnait par-dessus les toits, puis l'angélus égrenait ses tintements. Plus une femme, plus un chien sur les quais. Les fûts des peupliers, les arêtes des pignons tremblaient dans la lumière dévorante. Plus de lignes, plus de couleurs, plus de vie. Plus rien qu'un pêcheur sur le pont.